Les Linceuls

Un film de David Cronenberg

30 avril 2025

ENTRETIEN AVEC DAVID CRONENBERG

Le linceul est un voile funéraire qui enveloppe le cadavre pour le dissimuler aux yeux de tous… Mais dans votre film, les linceuls sont digitaux et permettent au contraire de voir les corps se décomposer dans leurs tombes.

En anglais, le mot shroud (The Shrouds est le titre original du film) signifie certes « linceul » mais aussi de façon plus générale « voile », ce qui dissimule, masque, englobe. Dans la plupart des rites funéraires, ce qui compte, c’est de nier la réalité de la mort, donc en effet de cacher les corps. Je dirais donc que je suis allé à l’opposé de cela ; mes linceuls digitaux révèlent au lieu de dissimuler.
J’ai écrit ce film alors que je subissais le contrecoup de la mort de ma femme, qui a disparu il y a sept ans. Ce drame m’a touché très profondément et ce qui devait être une exploration technique est devenu, peu à peu, une exploration émotionnelle et personnelle.

Pourrions-nous voir dans ces linceuls une métaphore du cinéma ?

D’une certaine façon, les suaires qu’invente mon héros sont des procédés cinématographiques. Ils enregistrent un cinéma d’après la mort, un cinéma de la corruption du corps. Je n’ai pas abordé ce thème frontalement dans Les Linceuls, mais je voulais néanmoins présenter les aspects d’un cinéma tombal, d’un cinéma de cimetières. Dans le film, Karsh est conscient que ses procédés donnent naissance à des images, parfois riches et complexes, soumises à des techniques proches de celles du cinéma. Ce qui est étonnant, c’est qu’il m’arrive souvent de regarder des films pour retrouver des morts. Les voir et les entendre. Le cinéma, à sa façon, est une machine à faire apparaître des fantômes, des êtres humains après leur mort. À sa façon, le cinéma est un cimetière.

Votre héros Karsh semble avoir inventé un cimetière qui contredit la mort elle-même. Le corps ne meurt pas, il continue son histoire et Karsh semble se comporter comme si sa femme n’était pas morte, comme si l’étrange relation qu’il a avec elle se prolongeait, en dépit de la corruption des chairs.

Si vous êtes croyant, je crois que vous envisagez une vie après la mort. Si, comme Karsh et moi, vous êtes athée, cette relation peut aussi continuer, mais dans un contexte plus réaliste, dans un cadre beaucoup plus biologique ; c’est une autre forme de relation. Comme Karsh le dit, il ne supporte pas de ne pas savoir ce qu’il arrive à son corps à elle. Donc cette relation continue, mais pas par un échange de mots, une conversation. C’est certainement pervers, morbide, grotesque, mais pour un homme qui pleure sa défunte épouse, ça ne l’est pas. C’est, en fait, une attitude positive, une façon de sortir du chagrin et du désespoir. Karsh a tout misé là-dessus : il a investi beaucoup d’argent et d’énergie dans ce cimetière high-tech. Mais à la base, tout est fondé sur le corps, comme dans maints de mes films, « le corps est la réalité », et quand on en est sûr, le corps d’un mort continue d’être une sorte de réalité, et c’est là que Karsh vit.

Dans nombre de vos films, il pourrait y avoir quelque chose, non pas après la mort, mais au-delà de la mort.

Les morts continuent de vivre dans notre esprit et nous les projetons souvent dans d’autres personnes vivantes. Les enfants, par exemple. Nous y voyons souvent des échos des morts que nous avons connus. Cela n’a rien de religieux, c’est surtout émotionnel, mais aussi biologique, puisque notre ADN continue d’agir chez nos descendants. Mais ce n’est pas, vous le comprenez, une relation normale, elle n’est qu’intellectuelle. On la retrouve aussi dans les séquences de rêves.

Votre vision est, curieusement, optimiste. Qu’elles soient réelles, surréalistes, ou inconscientes, il y a un avenir pour les relations puissantes.

Je le pense, oui. Si c’était aussi désespérant, le personnage principal se suiciderait. Or il y a aussi dans le film beaucoup d’humour. Comme dans la vie.

D’ailleurs, on pourrait presque trouver dans Les Linceuls une forme de « comédie romantique »

Je ne parviens jamais à imaginer la façon dont mes films vont être accueillis par le public. Si je passais par un magasin de vidéos et que je trouvais mon film dans les comédies romantiques, ça me ferait un très grand bien.

Cette atmosphère s’impose surtout par les acteurs, en particulier Diane Kruger (qui interprète trois rôles, les deux sœurs et un avatar) et Vincent Cassel.

Le casting est souvent dissimulé voire négligé, mais je lui consacre beaucoup de temps. Le casting peut détruire un film, ou, à l’inverse, vraiment l’élever. C’est la base vivante d’un scénario ; en tant que metteur en scène ça vous donne du génie (rires). Pour Les Linceuls, ce fut un tournage extraordinaire avec des acteurs qui ne cessaient de me donner bien plus que ce que j’avais mis dans le scénario.

Peut-on dire que votre film est aussi un film d’espionnage, même si vous n’abordez pas le genre au premier degré ?

Ces hypothèses fantastiques sont en fait la paranoïa du chagrin, de la peine qu’entraine le deuil. Je le sais car je l’ai vécu moi-même. Etrangement, quand quelqu’un meurt, il y a toujours un élément de complot qui vient se mêler à la douleur. On se demande si le traitement médical était le meilleur, si le personnel a vraiment bien pris soin de la personne malade, si les médicaments étaient les mieux adaptés, etc. C’est donc de cette paranoïa-là que je traite dans Les Linceuls ; cette théorie du complot presque inévitable lorsqu’il est question de vie et de mort. Je fais mention du célèbre complot des médecins juifs dans la Russie stalinienne des années 40-50, qui fut le prétexte de purges et d’exécutions. Il y a aussi un élément international dans le déroulé du film.

La plupart des gens ne supportent pas qu’il n’y ait pas d’explication à la mort. Comme si la mort devait avoir un sens. Ce n’est pas un complot réel, mais la culpabilité est si grande qu’on ne supporte ni le hasard, ni l’accident. Il doit y avoir un coupable. La gratuité de la mort terrifie davantage les gens que la mort elle-même. Ça fait partie de l’explication existentielle de la nature humaine. Si la mort ne vient ni de Dieu, ni des Aliens, c’est nécessairement qu’elle a été causée par des hommes. Ainsi si la mort de l’épouse est causée par un complot chinois, cela a un sens. C’est quelque chose que j’examine dans le film, cette peur du vide explicatif, cette recherche d’une causalité à tout prix qui est le syndrome du complot. Le complotisme donne aussi l’impression qu’on contrôle le monde. Ça vous aide à croire que vous êtes supérieur aux autres (puisque vous comprenez).

Vous êtes devenu célèbre en donnant à la technologie moderne et à la science une place centrale dans votre œuvre. Dans la tradition du cinéma fantastique avant vous, la science était toujours mortelle, dangereuse, pleine de menaces… Vous, la technologie ne vous faisait pas peur.

Dès mon deuxième film, Rabid, j’inventais une technologie qui, aujourd’hui, est devenue effective, celle des cellules-souches. La technologie n’est pas une chose venue d’un autre monde et qui va nous détruire, c’est une partie de nous. Ce n’est qu’un miroir de nous-mêmes. Nous sommes anges ou démons, et la technologie, de même, peut donner naissance au beau ou au hideux. Pour moi, examiner la condition humaine a toujours signifié examiner la technologie.

Est-ce qu’un jour vous ferez un film sur l’homo technologicus, sur des machines très puissantes qui développeront nos pouvoirs lorsqu’elles seront connectées à notre corps ?

Les gens ont peur du changement, mais en ce moment-même, je vous regarde grâce à un dispositif de lentilles en plastique qui m’ont été implantées par la chirurgie, et je vous entends grâce à des appareils auditifs qui sont de très puissants ordinateurs. Ma carrière de cinéaste aurait pris fin il y a déjà longtemps sans ces prothèses extrêmement sophistiquées. Cela fait donc un certain temps que je suis moi-même un être bionique, et c’est pourquoi je n’ai pas peur, mais j’éprouve plutôt de l’admiration pour la technologie moderne. Je mets à part toute la réflexion qu’on peut faire sur le capitalisme et la façon dont il peut profiter de ces innovations, bien sûr. Mes films sont dans un certain sens des œuvres de science-fiction, évidemment, mais surtout une étude de la technologie comme expression de la créativité humaine.